Le temps dont ils ont besoin pour apprendre...
Notes sur la "pédagogie de maîtrise"
1. La pédagogie de maîtrise (Mastery Learning) est née aux U.S.A. dans les années 60. Elle a été connue en France grâce à la traduction des travaux de BLOOM qui ont exercé sur les directives ministérielles une influence positive mais peut-être ambiguë. L'expression "Mastery Learning" a en effet connu deux traductions, qui ne sont pas équivalentes : Pédagogie de Maîtrise ou Pédagogie par Objectifs. Cette ambiguïté pourrait avoir favorisé quelques incompréhensions et dérives.
On avait en effet voulu éviter que la notion de "mastery learning", qui entend mettre l'accent sur l'apprenant, ne soit traduite en français par l'expression "pédagogie de maîtrise" qui fait davantage penser, craignait-on, à la science du maître. La formule "pédagogie par objectifs" a donc été retenue, mais le "remède" paraît avoir été pire que le mal :
En focalisant sur les objectifs, on s'est intéressé aux contenus des programmes plus qu'à la réalité complexe de l'apprentissage.
Pour insister vraiment sur le travail de l'apprenant, il aurait fallu poser le problème sa régulation, et traiter donc du professionnalisme de l'enseignant.
Ces analyses invitent à réhabiliter, le recul aidant, l'expression "pédagogie de maîtrise" et à reprendre surtout l'examen de ses propositions, que la "pédagogie par objectifs" avait estompées.
2. Le postulat fondamental de la pédagogie de maîtrise consiste à affirmer que la plupart des élèves devraient être capables d'acquérir les notions enseignées à l'école, pour autant que les conditions d'enseignement soient optimales pour chacun d'eux. Si l'école échoue, c'est que ces conditions optimales ne sont pas remplies, que les différences individuelles ne sont pas respectées. BLOOM conclut donc à la nécessité d'une pédagogie qui prenne en compte les différences: c'est déjà la notion de pédagogie différenciée, qui sera reprise plus tard avec le succès que l'on sait, mais qui pour l'heure ne concerne guère, dans l'esprit de BLOOM, que des considérations relatives au temps d'apprentissage.
3. Cette notion de pédagogie différenciée, développée depuis jusqu'à l'excès, doit en effet être clarifiée. Pour BLOOM, qui se souciait surtout d'efficacité, le temps requis pour maîtriser un contenu est la caractéristique individuelle fondamentale qu'il faut retenir en situation scolaire. Citant une enquête internationale, BLOOM montre qu'un élève moyen, enseigné pendant 12 ans, ne maîtrise que les contenus correspondant à 8 ans d'enseignement. La pédagogie de maîtrise postule que l'on peut éviter cette énorme perte de temps, et BLOOM fait l'hypothèse que l'on n'observerait pas des écarts aussi importants si l'école tenait compte de trois variables:
le degré de maîtrise dans les prérequis nécessaires à tout apprentissage nouveau;
le degré de la motivation à apprendre;
la qualité de l'enseignement, appréciée en particulier sur l'aptitude à mettre en oeuvre les deux facteurs précédents.
Pour BLOOM, la pédagogie de maîtrise n'était pas révolutionnaire et n'appelait pas d'importants développements théoriques. Elle devait surtout chercher à provoquer chez les élèves des changements d'attitudes, ce qui était déjà la préoccupation majeure de FREINET. Il affirmait que "le talent peut être développé", préfigurant en quelque sorte le courant moderne de l'éducabilité cognitive, mais sans entretenir d'illusions sur la possibilité de modifier les intelligences.
Il affirmait cependant la possibilité d'agir sur les prérequis spécifiques et sur la motivation à apprendre pour aider chacun à développer au mieux ses potentialités.
4. Il ne suffit donc pas de faire travailler les élèves. Il faut leur donner le temps d'apprendre et leur apporter l'aide qui leur permettra de s'investir davantage. Pour définir des actions appropriées de remédiation, la pédagogie de maîtrise avait d'abord usé - voire abusé semble-t-il - d'une évaluation très rigoureuse. Mais cette dérive évaluatrice, induite par une conception trop statique de la mesure que dénoncera plus tard Feuerstein, s'écartait en fait du pragmatisme de BLOOM qui visait pour sa part un problème plus crucial: l'investissement de l'élève et sa motivation.
5. L'essor de la psychologie cognitive, celui de la pensée systémique et l'influence croissante d'un courant pédagogique personnaliste ou humaniste déjà perceptible chez Freinet, ont renouvelé la problématique de la pédagogie de maîtrise. On cherche moins, aujourd'hui, chez les continuateurs du projet, à définir des actions de remédiation qu'à construire un contexte d'apprentissage auto-porteur. L'aide apportée à l'élève s'oriente vers la conscience d'apprendre et vers l'autonomie de l'élève, celle-ci devant principalement être prise au sens intellectuel. La pédagogie de maîtrise prend aujourd'hui en compte le système-classe - au sens systémique -, joue sur l'organisation du temps et des apprentissages pour susciter entre pairs des échanges finalisés, car on est là pour apprendre. C'est donc une pédagogie essentiellement interactive, qui ne peut se satisfaire d'échanges purement affectifs et entend s'inscrire dans la durée pour accorder à l'élève "tout le temps dont il a besoin pour apprendre" mais aussi, pour prévenir certaines dérives, "toutes les aides qui lui permettront d'apprendre plus vite". La volonté de maîtriser les apprentissages a conduit par ailleurs à utiliser les échanges interactifs comme support au projet d'apprentissage de l'élève, qui fait chaque jour le point sur ses avancées et sur ses manques lors d'un moment capital de BILAN. La voie ouverte par FREINET est là encore respectée, bien parfois infléchie pour prendre en compte les contraintes propres de l'étayage par apprentissage vicariant.
6. La pédagogie de maîtrise cherche à redéfinir par là les rôles respectifs du maître et de l'élève dans une perspective ergonomique qui donne légitimement sa place au confort des acteurs du système, élèves et enseignants, voire au plaisir d'enseigner et au "bonheur d'apprendre", car une réforme de l'enseignement ne peut réussir que si les acteurs du système, maîtres et élèves, y trouvent leur compte. Pour le maître, le sentiment d'exercer un métier plus gratifiant, grâce à une meilleure réussite de ses élèves. Pour l'élève, celui de se persuader très vite que toutes les notions du programme, conformément au voeu du législateur mais grâce à un "emploi du temps" qui devra prendra quelques libertés ave les textes, lui sont désormais accessibles. Le maître ne se contentera donc pas de "bien faire la classe" et de "respecter les horaires". Il organisera le temps scolaire et le régime de la classe pour obtenir une pleine utilisation du temps et susciter l'engagement des élèves, cela sur la base d'une option très précise de la réforme des cycles. Il prendra en compte "leurs rythmes et leurs possibilités" pour chercher à les optimiser ("Don't accept me as I am"), tout en se donnant les moyens "d'observer et de comprendre [et de donner à voir] ce qui se passe dans les apprentissages". Cette attitude de chercheur, dont l'intérêt n'a pas besoin d'être souligné, contraste avec les rejets observés dans les premières applications de la pédagogie de maîtrise. L'expression [donner à voir], qui ne figure pas dans les instructions officielles, se justifie elle aussi par le recours à l'étayage vicariant.
6. L'évaluation, essentiellement formative en pédagogie de maîtrise, conserve évidemment toute son importance, mais les excès en ce domaine, dénoncés par les premiers expérimentateurs, sont écartés. L'évaluation est donc partiellement déléguée à l'élève pour favoriser son investissement personnel au lieu de l'écraser : elle devient ainsi évaluation FORMATRICE, conformément aux conclusions tirées des expérimentations précédentes (Genève).
Cette évaluation devient par là même dynamique, au sens où l'entendait Vigotsky. Les habiletés et savoirs "pré-requis" pour un apprentissage donné, tels que l'on pourrait les apprécier par des tests préparatoires, peuvent parfois sembler absents, alors qu'ils sont en réalité présents, mais à l'état latent. Il convient alors de les activer en donnant du sens à la situation. Une représentation précise de l'objectif à atteindre, sur laquelle BLOOM insistait à juste titre, est à l'oeuvre dans l'évaluation formatrice qui apparaît ainsi inhérente au processus d'apprentissage lui même, comme elle l'est d'ailleurs dans les formes primitives d'apprentissage (apprentissage vicariant). Cette représentation précise suffit le plus souvent à l'élève pour mobiliser ses compétences potentielles. Mais ce travail sur le sens de la situation d'apprentissage, dont l'efficacité est largement confirmée par l'expérience, se heurte encore assez souvent aux représentations premières des enseignants qui assimilent indûment tout travail de prise de repères à du copiage, alors que la prise de repères est d'une manière ou d'une autre au coeur de tout processus d'apprentissage. Cette confusion, qui tend à s'estomper, serait en effet fatale pour les apprentissages : on ne peut désirer que ce que l'on connaît.
7. Les Instructions Officielles ont été influencées par les travaux de BLOOM mais cette influence s'est opérée en deux temps. Le rôle central de l'élève, n'a de fait été souligné que tardivement, avec les I.O. de 90 sur les Cycles, de même que la nécessaire prise en compte des différences de rythmes d'apprentissage qui est la raison d'être de l'organisation de l'école en cycles. On s'était auparavant limité à une minutieuse hiérarchisation des objectifs, séduisante car rationnelle, mais trop réductrice de la pensée de BLOOM. Les avancées représentées par les I.O. de 90, respectées par les ministères suivants en dépit des vicissitudes politiques, ne doivent pourtant pas occulter le fait que toutes les organisations pédagogiques suggérées par la réforme des cycles ne présentent pas le même degré de compatibilité avec les principes de la pédagogie de maîtrise. L'option la plus proche du modèle originel préconise de prendre en compte les rythmes et possibilités des élèves tout en se donnant les moyens d'analyser le fonctionnement des apprentissages. Sa mise en oeuvre paraît apporter une solution intéressante au problème des pré-requis, le respect des différences de rythmes permettant aux plus lents de prendre des repères sur les plus rapides et, de ce fait même, d'avancer plus vite que ne laissait prévoir le strict "respect" des rythmes individuels. Cet effet induit, pour une fois positif, qui procède d'une exploitation plus rationnelle de l'apprentissage vicariant, est également à l'oeuvre dans les "classes uniques", dont les aspects stimulants pour l'apprentissage sont reconnus sans avoir cependant été suffisamment analysés. Il mérite un intérêt particulier en ce qu'il apporte un élément de vérification aux hypothèses émises par REUCHLIN sur l'intérêt pédagogique des formes primitives d'apprentissage. Doivent également être soulignés des effets durables sur l'investissement personnel et sur la motivation des élèves, mais qui semblent de surcroît immédiatement perceptibles.
7 . Les thèses de BLOOM, trop vite abandonnées dans les "poubelles" de la pédagogie car le consumérisme ambiant n'épargne pas l'école, se trouvent ainsi vérifiées: motiver l'enfant et lui permettre de s'investir dans ses apprentissages était paradoxalement un problème de gestion du temps scolaire! Ce que FREINET avait également pressenti. Malgré un parti pris technique a priori étroit autour du seul facteur "temps requis pour apprendre", la pédagogie de maîtrise se révèle à l'usage plus largement différenciée, permettant des prises en charge très personnalisées et des apprentissages détendus. Posée comme option à part entière de la réforme qu'elle a inspirée, elle semble aujourd'hui répondre aux attentes d'un nombre croissant d'élèves et d'enseignants, amorçant même une possibilité d'auto-amélioration du système.
Michel Monot
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